En villes comme en campagnes, les amateurs de danses traditionnelles n’ont pas disparu. Au contraire, les bals folk attirent un public toujours plus jeune et nombreux, séduit par les valeurs de partage et d’authenticité.
Questions à Christophe Apprill, sociologue de la culture et auteur du livre Les Mondes du bal
La pratique des danses traditionnelles est-elle en déclin ou en résurgence ?
« Nous n’avons pas de statistiques. En croisant différentes études, nous pouvons estimer qu’il y a entre un et trois millions de danseurs/danseuses de bal en France. Les bals trad, il y en a partout. Ils attirent un public jeune et moins jeune : il y a un brassage intergénérationnel – beaucoup moins présent dans d’autres styles de danse – mais aussi social. Des maçons y côtoient des chirurgiens, alors qu’ils n’auraient pas été amenés à se rencontrer dans d’autres situations. »
Pourquoi n’y a-t-il pas de statistiques sur le sujet ?
« Parce que ça n’intéresse personne. En sociologie, c’est ce que l’on appelle une pratique illégitime. Les danses traditionnelles, et plus généralement les danses de bal, sont considérées par la petite bourgeoisie culturelle cultivée comme des pratiques qui n’ont pas beaucoup d’importance. Si vous dites dans un dîner mondain que vous faites de la country, symboliquement vous êtes mort. On les perçoit comme des danses de ploucs. »
Quelles sont les grandes périodes qui ont marqué l’histoire du bal ?
« Depuis le début du XXe siècle, il y a d’abord eu l’âge d’or de l’entre-deux-guerres. Il y a eu une rupture pendant la Seconde Guerre mondiale, puis sont arrivés dans les années 1960 l’électrification de la musique, le rock, les mutations de la jeunesse, l’émancipation féminine, la révolution de Mai-68… C’est l’avènement des discothèques qui conduit à un léger fléchissement du nombre de bals en France. Mais depuis les années 1980, on assiste à une diversification des bals. Autour du culte de la forme s’est mise en place une rénovation de l’image du bal, avec l’irruption de danses nouvelles comme la salsa, le retour de danses anciennes comme le tango et le Lindy Hop, mais aussi avec la redécouverte des danses traditionnelles, grâce au mouvement revivaliste des années 1970. Ce n’est pas tant que la pratique a baissé : elle a changé de nature, avec des organisations monomaniaques centrées sur une danse ou un type de danse. »
Quel rôle social remplissent les danses traditionnelles ?
« Les danses de bal sont d’abord un divertissement, au sens pascalien du terme : le divertissement, c’est ce qui nous relie, ce qui nous permet d’échapper au sentiment de notre propre finitude, à notre condition humaine, au monde contemporain qui est effroyable. Au bal, il y a aussi le fait que l’on se touche, qu’on renoue avec une pulsion de vie très archaïque. Il y a une circulation du désir, mais pas forcément au sens sexuel : le corps de l’autre m’amène à divaguer, à me décoller du réel, tout ça sans parler. Il y a un lien formidable dans une bourrée, on y éprouve ce qu’on appelle une transe de basse intensité où la notion de temps se suspend, où tout est facile. C’est ça que le danseur/la danseuse vient d’abord chercher. Dans les bals trad en particulier, le fantasme de la tradition, de la convivialité, peut aussi jouer. »
Propos recueillis par Léa Guyot / Journal de Saône et Loire du dimanche 5 janvier 2025